Extrait de propos de Carmen Solíz

Avertissement : Cet extrait est la seule partie recommandée ce texte, son chapitre numéro 6 : Comment la question agraire a-t-elle évolué en Bolivie de 1952 jusqu’à aujourd’hui ?.

Un lien vers une critique du reste du texte sera ajouté ici-même en janvier 2022.

Cet entretien se déroule dans le contexte de la parution de son livre "Fields of revolution" édité par l'Université de Pittsburg (en anglais, 46€).

Le décret pour la réforme agraire de 1953 a eu un effet profondément redistributeur quant au régime foncier sur les hauts-plateaux boliviens (La Paz, Oruro et Potosi) ainsi que dans les vallées (Cochabamba, Tarija et Chuquisaca). Mais ses effets n’ont pas été les mêmes dans toutes les régions. Dans les plaines (les plaines boliviennes et l’Amazone, le nord de La Paz, l’est de Cochabamba, Chuquisaca, Tarija et les départements étendus de Santa Cruz, Beni et de Pando), la politique agraire du MNR ne différait quasiment pas de l’état d’esprit civilisateur des élites du 19e siècle. Le décret pour la réforme agraire de 1953 a présenté les peuples indigènes des plaines comme étant inaptes à l’acquisition d’une propriété et comme ayant besoin d’être soumis à une tutelle. L’article 129 du décret pour la réforme agraire affirmait : « Les groupes des plaines […] qui sont dans un état sauvage et ont une organisation primitive sont sous la protection de l’État. » Le MNR pensait que les plaines étaient des territoires vides, car il n’y avait que des sauvages qui y vivaient, le gouvernement promouvait leur colonisation en transplantant les populations paysannes des hauts-plateaux vers les plaines. La colonisation a engendré l’expulsion et la marginalisation progressives des populations indigènes de leurs anciens territoires. Le plus vaste processus d’occupation terrienne et d’accumulation dans les plaines s’est fait dans les années 1970 et au début des années 1980 sous les dictatures du général Hugo Bánzer Suarez (1971-1978) et Luis Garcia Meza (1980-1981). Ces deux généraux ont concédé de grandes subventions terriennes à des personnes privées en tant qu’arrangements et faveurs politiques. L’anthropologue Nancy Postero note que le général Bánzer a accordé environ dix millions d’hectares à des individus privés dans le seul département de Santa Cruz. Contrairement aux politiques terriennes dans les highlands où les paysans et les petits fermiers ont eu droit à des parcelles de cinq hectares, dans les plaines, 72 % de la terre appartenait à des propriétés de plus de 1000 hectares[8]. À la fin des années 1980, il était clair que la Bolivie faisait face à un nouveau processus de concentration terrienne (un néo-latifundio) dans ces zones. En réponse, les peuples indigènes des plaines, qui n’avaient jusque là qu’une visibilité politique limitée, ont émergé comme de forts acteurs politiques, dénonçant l’expulsion violente de leurs terres. Ces groupes indigènes ont organisé une confédération nommée Confederación Indígena del Oriente Boliviano (CIDOB), la Fédération indigène de la Bolivie orientale, en 1982. Initialement, les revendications de la CIDOB n’ont pas été acceptées au niveau national. Toutefois, en 1990, ils ont organisé la première marche pour le territoire et la dignité, lors de laquelle ils ont marché de la ville de Trinidad jusqu’à La Paz, durant plus de trente-deux jours. La marche a eu un impact puissant sur la politique nationale. Elle a fait des peuples indigènes des plaines – ainsi que de la CIDOB – des acteurs politiques majeurs au niveau national. Elle a contraint le président Jaime Paz Zamora (1989-1993) à signer trois décrets garantissant aux peuples indigènes le droit de posséder des territoires. Les revendications indigènes ont émergé en Bolivie à une époque de profonde crise institutionnelle pour le CNRA. Des nouvelles quant à la corruption dans le processus de titrage de la terre et de l’appropriation illégale de terres emplissaient les journaux. En 1992, le député Miguel Urioste, le directeur de Fundación Tierra, une ONG spécialisée dans la terre et le développement rural, dénonçait le ministre de l’Éducation pour avoir utilisé son pouvoir politique afin de s’offrir une grande propriété à Santa Cruz. En réponse à ces accusations de corruption et à la mobilisation politique en cours de la part des peuples indigènes dans les plaines, le président Paz Zamora a saisi les bureaux du CNRA, a interdit tous les titrages de propriété afin de stopper toute allocation future de terres et a appelé à la rédaction d’une nouvelle loi agraire. La fermeture du CNRA, en 1992, a marqué la fin de la réforme agraire des années 1950. En 1996, le président néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada a acté une nouvelle loi agraire, nommée loi Instituto Nacional de la Reforma Agraria (INRA). La loi INRA ne constituait pas seulement une réponse aux crises internes boliviennes, mais s’inscrivait également dans un processus généralisé de réforme, promu par la Banque Mondiale dans beaucoup de pays d’Afrique et d’Amérique latine. Parmi les mesures de privatisation néolibérale de l’économie dans les années 1990, les officiels de la Banque Mondiale ont encouragé de nouveaux programmes de réforme agraire qui ouvriraient la terre aux marchés, considérant que l’organisation et la clarification de la propriété légale des propriétaires fonciers étaient cruciales pour établir un marché terrien sain. Bien que l’objectif fondamental de la loi INRA ait été de consolider un registre terrien national qui s’attaque à la superposition de propriétés terriennes, la loi a fait d’importantes concessions aux groupes indigènes des plaines. Cette nouvelle loi reconnaissait les territoires collectifs du peuple indigène, nommé TCO (Tierra Comunitaria de Origen). C’était-là une remarquable réussite pour la CIDOB. En une décennie, l’INRA n’avait achevé (que) 35 % du titrage de la terre. Sur ce total, environ 40 % de la terre revenait aux populations indigènes des plaines, 36 % étaient déclarés propriété de l’État et 12 % revenait aux communautés indigènes des hauts-plateaux. La distribution de la terre aux groupes indigènes des plaines, qui s’est faite entre 1996 et 2005, avait certainement limité l’expansion continue des éleveurs de bétails et bûcherons à ces zones indigènes. Pourtant, les migrants paysans des hauts-plateaux (nommé colonizadores) ont également perçu le processus de titrage de la terre en faveur des groupes indigènes des plaines comme une concurrence vis-à-vis de leurs revendications de terre. Depuis la fin des années 1990, les conflits entre le peuple indigène et les colonizadores se sont intensifiés dans le nord de La Paz, à l’est de Cochabamba et dans les départements de Beni, Pando et Santa Cruz. La tension entre ces deux groupes ne s’est intensifiée qu’après 2006, lorsqu’Evo Morales a été élu président, comme je l’expliquerai dans la réponse à la question suivante.

Pour en apprendre plus sur le contexte indigène bolivien, on peut commencer par les plus récentes publications de Silvia Rivera Cusanqui.